PIERRE BOURTHOUMIEUX

résistant socialiste

  Cahors-Toulouse-Neuengamme 1908-1945

Pierre Bourthoumieux, militant de la SFIO, tribun, journaliste au pays des soviets, rugbyman, pharmacien, pacifiste sans illusions, organisateur de la Résistance socialiste à Toulouse et dans le Lot, est mon grand-père maternel — mais il a disparu bien longtemps avant ma naissance dans le camp de concentration de Neuengamme, en Allemagne. Ce n’est qu’à l’âge de trente ans, soudain conscient de cet héritage unique, que je me suis décidé à étudier puis raconter l’histoire de cet homme mort à 36 ans, une histoire exemplaire aujourd’hui pour son pays et son parti, mais douloureuse pour toute ma famille. Au bout de cinq ans d’effort acharné, de dizaines d’heures d’entretiens avec les témoins (ma grand-mère, Anna-Adrienne, qui a tout vécu, m’a bien aidé), de dépouillage de documents et de livres, j’ai publié chez l’Harmattan la biographie de ce militant socialiste particulièrement motivé dont la légende est encore vive chez les survivants des années trente et quarante, dans les mémoires aussi, et les livres, des historiens.

De Toulouse à Lyon via Cahors et Souillac, sur les murs des rues et dans les bâtiments officiels, de nombreuses plaques portent le nom de Pierre Bourthoumieux. Mais il ne résonne pas autant, sans doute, qu’il le devrait : le temps a passé et, de toute façon, celui qui eut pour surnom Jean de la Lune a subi le prix du refus bien avant de pouvoir profiter des fruits de son combat. D’autres l’ont fait à sa place, parfois en se frottant les mains.

Son itinéraire, en tout cas, d’une étonnante et brûlante actualité, raconte un grand morceau du XXème siècle. Comme le note Pierre Mauroy dans un texte qu'il consacre à mon grand-père, il illustre aussi la force d’un engagement 100% à gauche qui mène un homme jusqu’au sacrifice, jusqu’à la mort, debout.

En quelques pages web, avec une chronologie, une revue de presse et des extraits, voici son histoire...

 

Greg Lamazères est journaliste-animateur sur Télé-Toulouse, première chaîne locale privée, et présente depuis plusieurs années Mémoire, un talk-show d’histoire, et l’Hélikon, un magazine des arts et spectacles. Auteur de nouvelles : "L'éclusière", "Braqueville". En 2003, il publiera la biographie du résistant communiste Mendel Langer ; en 2004, un roman sur son arrière-grand-père Giacomo Sordo...

L’Harmattan 7, rue de l’école polytechnique75005 paris www.editions-harmattan.fr

greglamazeres@teletoulouse.com

greg.lamazeres@tiscali.fr

 

CHRONOLOGIE

14 novembre 1908 naissance à Cahors (Lot). Fils unique de Paul Bourthoumieux et de son épouse Jeanne, née Jouffreau. Tous deux sont instituteurs et libre penseurs.

1926 Capitaine de rugby et animateur des Jeunesses lotoises républicaines, étudiant en pharmacie à Toulouse.

1930 Pierre B. épouse Madeleine, fille de cheminot, et devient père. Jacques est le premier de ses trois enfants.

1933 Secrétaire fédéral des Jeunesses et des Etudiants socialistes, il signe ses premiers articles dans l’hebdomadaire socialiste le Travail et s’impose à la section SFIO de Cahors : il se fait une réputation d’empêcheur de tourner en rond et de chevalier preux, défenseur du prolétariat.

1934 Création des Faucons rouges du Lot. En octobre, il est candidat aux élections cantonales, à Cahors, sur une liste partagée avec les communistes. On l’appelle « le Tribun ». Le 2 novembre, il part à Moscou et en ramène un long reportage qui est publié en décembre dans le Travail. Naissance de Claudine.

1935 Il a ouvert sa pharmacie à Toulouse, dans le quartier populaire de la Croix de Pierre, et monte une coopérative de produits alimentaires. Il s’occupe aussi des jeunes en présidant un club de basket et de rugby. En avril, les élections municipales : il est candidat à Cahors. Un mois plus tard, le voilà conseiller municipal d’opposition, en compagnie d’un camarade communiste. Secrétaire à la propagande de la SFIO, il polémique avec humour et pourfend le capitalisme et les politiciens véreux à longueur d’articles, sous le nom de Jean de la Lune. A l’automne, conscription. Le devoir de réserve oblige le sous-officier B. à quitter son siège de conseiller municipal : à gauche, on crie au complot. A droite, on souffle.

1937 Candidat aux élections cantonales à Cahors, il subit les désillusions du Front populaire, s’inquiète qu’on n’intervienne pas en Espagne et qu’on laisse Hitler se rendre maître de l’Europe.

1939 Un an après la mort de Madeleine, Pierre B. est mobilisé sur le front, à Lérouville puis à Sedan, dans une ambulance chirurgicale.

1940 Deux ans après sa rencontre avec Anna, il est à nouveau père : Jacqueline naît en mars. Le 10 mai, assaut allemand, débâcle française. Pierre B. est blessé, puis rapatrié. Il panse ses plaies dans les Pyrénées. En juin, il entend l’Appel, redescend à Toulouse, retrouve ses camarades de la SFIO, entreprend de regrouper les forces de ceux qui tiennent bon face au mensonge et à la trahison pétainiste.

1941 Il fonde avec Raymond Naves et sous l’autorité de Léon Blum et Daniel Mayer le Comité d’action socialiste de Toulouse, puis adhère au réseau de renseignement Brutus. Rénovation du Parti socialiste, recrutement, espionnage, préparation de l’insurrection, passages en Espagne.

1943 Le pharmacien B. est sur son chemin de croix : repéré par la Gestapo, il met ses enfants à l’abri et gagne le Lot où l’attendent ses amis pour étendre le réseau résistant socialiste. Création des maquis paramilitaires Vény. Voyages à Paris et Lyon, avec Anna.

1944 À Lyon, le 1er avril, la Gestapo tend une embuscade aux résistants socialistes qui allaient se réunir avenue de Saxe. Pierre B. est pris, interrogé à l’École de santé, envoyé à la prison de Montluc. En juillet, après un passage au camp de Compiègne, c’est le grand voyage pour le camp de concentration de Neuengamme, au nord de l’Allemagne.

1945 En avril, l’armée allemande en déroute liquide les camps. Pierre B. et ses compagnons du kommando de Watenstedt sont enfermés dans un train qui erre sans but durant une semaine. Les Allemands brûlent finalement leurs prisonniers à Gardelegen.

1955 Inauguration de la rue Pierre B. à Toulouse (Cahors et Souillac en ont une aussi)

2000 En janvier, sortie du livre. En mai, inauguration du rond-point Pierre B., place de la Croix de pierre, à Toulouse.

« Du cœur, du cœur, toujours du cœur pour le peuple, et le peuple, en retour, vous donnera le sien »

Lamartine

 

REVUE DE PRESSE

La Dépêche du Midi—Christian Cazard (10 mars 2000)

« Certaines destinées laissent un goût d’inachevé...Une grande figure de la Résistance lotoise, injustement oubliée. Un Saint-Just pagnolesque à la voix de stentor, idéaliste intègre, courageux jusqu’à la témérité...un travail qui a le grand mérite de livrer une page estompée de la Résistance lotoise, entrelacée avec le fil de l’Histoire nationale et même mondiale...Pierre B. est imperméable à la nuance. Il aime comme il déteste : à fond. Son énergie lui ouvre des perspectives que la Libération aurait sans doute concrétisées...Il lit immédiatement dans la guerre civile espagnole, dans tous les renoncements munichois, comme autant de portes ouvertes au fascisme, à la guerre globale. Un combat perdu d’avance ? En tout cas, lui livrera bataille jusqu’au bout, dans l’honneur…Sa témérité finira par le perdre. Son chemin de croix commence au fort Montluc...Greg Lamazères nous restitue enfin le sel d’une tragédie moderne. »

"un Saint Just pagnolesque à la voix de stentor, idéaliste intègre, antifasciste lucide, courageux jusqu'à la témérité..."

En mars 1999, trois élèves du collège de Lalande (Toulouse), sous la direction de leur professeur d’histoire, travaillent sur les plaques de rues commémorant la Résistance, en particulier celle de mon grand-père, « pour ne pas oublier »…En guise de prologue à leur mémoire de vingt pages, Cyril, Nicolas et Kevin écrivent : « il y a six mois, lors de nos promenades dans le centre de Toulouse, les plaques et les stèles commémoratives n’attiraient pas notre attention. Maintenant que nous avons fait ce travail, les noms de certains bataillons, de certaines personnes, ne nous sont plus inconnus. A travers les pages qui suivent et le destin de monsieur Pierre Bourthoumieux, résistant de la première heure, nous allons rendre hommage à ceux qui ont défendu notre liberté entre 1939 et 1945… »

L’Opinion Indépendante—Christian Authier (février 2000)

« ...une biographie en forme de beau et vibrant hommage...un livre sinon pour réparer l’oubli, au moins pour signifier une dette…

—Votre livre est finalement le récit du combat d’un homme contre toutes les forces, quelles qu’elles soient, qui cherchent à asservir son pays...

—S’il avait survécu au camp, je crois qu’il aurait continué son combat. Mais il est mort dans un camp au bout de ce combat de tous les instants, Parfois vain. On peut se demander si cela a vraiment servi à grand chose au regard de ce qui se passe en Tchétchénie, en Autriche ou ailleurs… Je veux croire que ce type de combat n’a pas été inutile. En même temps, on peut avoir une vision plus pessimiste du monde. Aujourd’hui, il y a peut-être un changement de décors mais le fond demeure. Le Mal est toujours dans l’homme. Avec ce livre, j’ai voulu faire entendre sa voix pour qu’il ne soit pas mort pour rien. Je ne voulais pas qu’on l’oublie. »

L’OURS, revue mensuelle de l’office universitaire de recherche socialiste—Martine Pradoux (mai 2000)

« Si l’épopée de la Résistance suscite toujours une ample production éditoriale, les ouvrages spécifiques consacrés aux résistants socialistes demeurent peu nombreux. Deux livres récents retracent les itinéraires de deux militants engagés...Le livre que Greg Lamazères a consacré à Pierre B. est plus que la biographie fervente inspirée à un petit-fils par un héroïque grand-père...Ce socialiste antifasciste, hostile à la non-intervention en Espagne et à la signature des accords de Munich, a fait partie des résistants de la première heure...Il meurt avec un millier d’hommes brûlés vif dans une grange par les nazis. Qui se souvient de lui ? Cette biographie… nous fait découvrir le rôle décisif de militants socialistes, résistants obscurs, oubliés, ignorés. A l’image de la Résistance socialiste qui demeure si injustement sous-estimée malgré les travaux de Marc Sadoun et ceux plus récents de jeunes historiens. »

PREFACE de PIERRE MAUROY

Je n’avais jamais entendu le nom de pierre Bourthoumieux. Au fur et à mesure que j’avançais dans la lecture de sa biographie, je me demandais ce qu’il serait devenu si la vie s’était montrée plus généreuse avec le temps qu’elle lui a laissé. La réponse est venue sous la plume de son ami Edmond Massaud : «Si Pierre avait survécu au combat contre le nazisme, il serait devenu un homme politique de premier plan dans le Lot, ainsi qu’au niveau national.»

Quel homme en effet ! Le lecteur ne peut que partager la tendresse et l’admiration qui transparaissent à chaque instant dans le portrait que Greg Lamazères dresse de ce grand-père qu’il n’a pas connu. Physiquement, il dégage une énergie communicative (…) Intellectuellement, il est guidé, j’allais dire illuminé, en tout cas inspiré, par la révolte permanente contre l’injustice et par une exigence éthique dont il ne se départira à aucun moment de son existence. La cause qu’il sert est celle de la vérité. Elle ne supporte aucun compromis. Des compromis, il n’en fera aucun. L a fougue de la jeunesse, chez cet homme qui malheureusement n’a connu que la jeunesse, n’explique pas à elle seule cette intransigeance. Son engagement pour le socialisme est authentique et pur (…)

Ses écrits nous replacent au cœur des grands débats de la gauche avant la deuxième guerre mondiale, avec toujours cette haute conception de la politique qui est la marque de Pierre Bourthoumieux. Celui qui, au cours de sa première campagne cantonale, déclare préférer « un défaut de l’esprit à un revers de la conscience » écrira plus tard, bouleversé par le suicide de Roger Salengro : « la politique, qui contient l’effort d’améliorer la vie des hommes, n’est tout de même pas si ignoble. » (…) Il prend aussi ses distances après l’accord de Munich. (…) La guerre fera de Pierre B. un authentique héros, et il consacrera toute son énergie à la Résistance. (…)

Bien sûr, Pierre B. a eu un destin tragique. Mais il a eu aussi une belle vie, de celles qui montrent que l’humain transcende l’homme, de celles qui répondent à nos interrogations sur le sens de la vie.

Son petit-fils (…) a raison d’être fier de ce patrimoine familial que constitue l’itinéraire glorieux et tragique de Pierre B. Il est également généreux de nous faire partager cet héritage. Car les socialistes d’aujourd’hui doivent beaucoup à ces militants d’hier qui ont payé de leur liberté, puis de leur vie, leur acharnement à garantir la liberté des peuples et à améliorer la vie de leurs contemporains.

Je voudrais pour terminer, non sans avoir rendu hommage au remarquable travail de reconstitution qu’a réalisé Greg Lamazères pour nous offrir le cadeau de cette vie, le rassurer. A la fin de son livre il se demande si son grand-père, au moment de sa mort, a douté de la victoire. Comme lui, j’espère que non. Pierre B. n’a pas douté de sa victoire parce qu’en se battant pour le socialisme il défendait une cause qu’il savait juste. Que Greg Lamazères me permette ici de citer les mots de Léo Lagrange à la veille immédiate de la guerre et de sa mort :

« Le plus grave à mon sens, pour un parti comme le nôtre, ce serait d’accepter une sorte de dégradation continue des valeurs essentielles sur lesquelles repose le socialisme. Ces valeurs sont la recherche de la vérité, le recherche de la justice,, l’affirmation de la dignité de la personne humaine. Il n’y a pas de vie sans risque. La vie sans risque c’est une sorte de mort permanente, c’est une vie d’esclave. »

Pierre B. a pris des risques, mais il a eu une vie d’homme libre.

Pierre Mauroy

ancien Premier ministre, Sénateur-maire de Lille, Président de la Fondation Jean-Jaurès

www.jeanjaures.org

extraits

« En régime socialiste, les soins médicaux et pharmaceutiques font partie d’œuvres d’assistance collective et ne constituent plus une charge pour les travailleurs...

Un socialiste ne pose pas le problème des prix des produits pharmaceutiques. Il recherche le moyen de les supprimer, et quand il proteste contre la publicité effrénée dont s’entourent certains produits à défauts de vertus curatives, un socialiste qui a lu Marx réclame la suppression de cet état de chose, non pas en se plaçant sur le terrain économique, mais tout simplement sur le terrain moral. »

Le Travail –décembre 1934

 

« On nous assure qu’un certain nombre d’hommes bien connus pour leur… prudence, ainsi que d’autres, gravement compromis par leur dévouement aux vainqueurs, entreraient résolument dans le camp de la Résistance. Ils se remémorent sans doute la parabole de l’Évangile sur les ouvriers de la onzième heure (…)Nos pères avaient coutume de dire : quand tout le monde sera républicain, la République sera en danger. A notre tour nous disons : quand tout le monde sera résistant, la Résistance sera en danger !

Manuscrit pour le Lot Résistant –1943

 

...Nous ne sommes pas de ceux qui sèment par plaisir des ferments de haine et d’amertume. Mais nous ne cherchons jamais à dissimuler la vérité, pour aussi dure qu’elle soit. Personne ne nous empêchera de proclamer que la République meurt de n’avoir pas su choisir ses chefs et d’avoir confié les plus hautes fonctions à des parvenus. Préfets, sous-préfets, chefs de cabinet, pour aussi nombreuses que soient les exceptions, se recrutent non pas tant sur une valeur morale ou intellectuelle, mais avant tout d’après un barème arbitraire qui ne donne aucune garantie. C’est, en haut lieu, le triomphe des médiocres. Et la République meurt de cette médiocrité.

Jean de la Lune 1935

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Le Tribun 1937

...A l’heure dite, une foule de plus de quatre cent personnes afflue à la Bourse, envahissant bruyamment les rangées de chaises en bois et les moindres recoins du bâtiment. Dix minutes plus tard, les organisateurs sont obligés d’installer des hauts-parleurs sur la place Rousseau, devant la salle, afin de satisfaire les quelques dizaines de supporters qui arrivent encore, emmitouflés dans de grosses vestes, joyeux à l’idée d’assister sous peu à un bon spectacle.

La réunion s’ouvre sur un discours que le communiste Lafage « joue » de façon à chauffer la salle à blanc. Lorsqu’il appelle son «camarade de combat» Bourthoumieux, le public est mûr. Le Tribun s’avance, salué par une sonore Internationale entonnée debout, poings tendus, par tout ce que la ville contient de rouges. Il démarre sous les lumières crues et quelques éclairs de magnésium par un rappel de ses projets pour Cahors, la mise en régie directe de l’école primaire supérieure et amélioration de toutes les écoles, l’adoption d’un plan d’urbanisme pour l’assainissement de la ville et son embellissement afin d’attirer les touristes, la création de bains-douches et d’un bon terrain de sport. Pour lui, tout revient à faire passer les intérêts de la collectivité avant les préoccupations électorales, ce qui l’amène à rendre un hommage appuyé au Front populaire. Un journaliste du Travail qui assiste à ce meeting enfumé note que Pierre est « captivant et précis lorsqu’il détaille les lois sociales, les projets de budget et de loi sur la presse... Sa parole est agréable et imagée. Il stigmatise comme il convient les capitalistes oisifs, haineux et lâches qui vivent dans un luxe insolent et se révoltent contre les congés payés, les quarante heures et les hausses de salaire... Le tour souvent spirituel de ses périodes n’exclue jamais la profondeur et la hardiesse de sa pensée. »

Comme c’est la coutume, il y a dans le public quelques représentants des partis adverses, venus apporter la contradiction aux orateurs. Parmi eux ce soir-là, un certain Pierre Masson, directeur du journal Bleu Blanc Rouge  et délégué du Front social, un parti nationaliste, fourbit ses arguments. L’homme se lève, lisse son toupet du plat de la main, puis entonne un couplet mordant sur la politique de Léon Blum. On l’écoute jusqu’au bout, poliment, parce que c’est la règle. Mais, sitôt la bouche refermée, Masson sent comme un souffle brûlant passer sur ses joues, et doit subir longuement les impitoyables assauts verbaux d’un Bourthoumieux soutenu et dopé par « sa » foule. L’observateur précise que le jeune socialiste se montre tour à tour « ironique, railleur, méprisant et caustique », bousculant de sa verve le pauvre Masson, qui du coup vacille. Le contradicteur tente bien de lancer une ou deux piques de plus, mais il doit les ravaler aussitôt, la tête prête à exploser des chants rouges qui sortent en longues vagues tonitruantes des poumons de l’assistance. Risée générale. Plaisanteries par-ci par là. Ultime flèche de Pierre et rappel à l’ordre. Applaudissements en rafales. Masson s’enfuit maladroitement à travers l’allée centrale de la Bourse du Travail. Elle est encombrée de paysans, fonctionnaires et artisans qui s’esclaffent et lui donnent des tapes condescendantes dans le dos. Masson jaillit comme un oeuf du bâtiment, fend la foule extérieure qui n’a rien perdu de l’épisode grâce aux deux hauts-parleurs disposés devant la façade, et disparaît dans la nuit brumeuse.

Le directeur de Bleu Blanc Rouge n’est pas au bout de ses peines. La semaine suivante, Bourthoumieux l’apostrophe dans les colonnes du Travail, après qu’il ait publié dans son journal un petit pamphlet sur le suicide de Salengro.

« INDIGNE PERSONNAGE ! Nous pensions ne plus avoir à nous occuper de ce pauvre type. Nous en étions arrivés, après la fessée de la Bourse du Travail, à avoir pitié du ridicule qu’il traîne avec lui depuis tant d’années. Nigaud, le personnage l’est. La démonstration n’est plus à faire. Mais je ne pensais pas qu’il fût un misérable bonhomme par dessus le marché. Je mets sous les yeux de nos lecteurs ce qu’imprime Bleu Blanc Rouge à propos de la mort de Salengro :  Soldat, il n’a peut-être pas eu le courage de regarder la mort en face. Ministre, il a eu le courage de mourir, au moment où il allait perdre l’honneur. Monsieur Pierre Masson, affairiste malheureux, tricoteur maladroit, journaliste sans noblesse, tu oublies que Salengro ne fut vaincu par la calomnie qu’après avoir triomphé de ses calomniateurs. As-tu péché par passion ou par ignorance, Pierre Masson ? Pauvre diable ! »

D’autres « coups de pioches » glanés dans les feuilles du Travail montrent que dans ses cinglantes réparties à l’encontre de ses ennemis, Pierre se départissait rarement d’une certaine drôlerie. Ainsi traita-t-il un confrère du Journal du Lot, accusé d’avoir « vendu son stylo à la canaille fasciste », de « lascar aux fesses roses », de « maquignon du journalisme », de « pauvre type qui n’a jamais eu dans ses pattes crochues autre chose que le cordon de son monocle ». Et aussi : « Toute la bave éjaculée par ce crapaud de petite taille se concentre sur des arguments-massues... » ! C’est pousser la joute verbale dans ses retranchements les plus comiques... Temps lointains où l’invective ne menait pas tout droit aux tribunaux ! Du moins pas jusqu’à une certaine limite, puisque six mois après les verts échanges rapportés plus haut, à la suite d’une tardive et vengeresse réponse de Masson, Pierre se considèrera diffamé par l’« organe des fascistes cadurciens », et poursuivra le Bleu Blanc Rouge en justice.

Quelques mois plus tard, c’est avec le nouveau préfet du Lot, un ami du ministre et député radical de Cahors Besse, que le Tribun se collettera. Le jour où le secrétaire du dit-préfet met sous le nez de son chef la manchette du Travail où un certain Pierre Bourthoumieux se targue de lui rappeler sans ambages qu’il est « un préfet du Front populaire » et ne doit pas l’oublier, il sent monter la moutarde. Lorsqu’à la fin de l’article, il lit que la SFIO est informée de « ses antécédents réactionnaires », il étouffe ! Cinquante ans plus tôt, il aurait provoqué notre héros en duel. Mais les temps, comme les manières, changent, et il va tenter d’entreprendre, avec l’appui de Besse, une action judiciaire contre le jeune impudent, portant une grotesque accusation de « trafic de stupéfiants ». Pierre aurait en effet vendu de l’élixir parégorique -c’est un médicament à base d’opium, destiné à calmer les coliques ! - sans les précautions d’usage.

Bourthoumieux dealer ? L’affaire n’ira pas plus loin.

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...Au pays des Soviets

Le 2 novembre 1934, il est sur le quai de la gare de Cahors, sanglé dans un lourd manteau, chapeau et valise à la main, au titre de délégué des Amis de l’URSS pour les célébrations officielles du 17e anniversaire de la Révolution d’Octobre. Son départ pour Moscou crée l’évènement, et pas seulement au sein du cercle familial. En plus de ses parents et de Madeleine qui tient le petit Jacques dans ses bras, au dessus d’un ventre très rond qui signale la naissance prochaine d’un bébé, une foule de militants amis et de sympathisants curieux est venue le saluer au son de l’Internationale et de la Jeune Garde, agitant quelques petits fanions rouges. Au sifflet, tout le mode crie, sauf Madeleine et Jeanne qui frémissent. La fumée noie les effusions, c’est le grand départ.

Le trajet en train à vapeur, via Paris et Berlin, est interminable. Lorsque Pierre Bourthoumieux foule enfin le sol mythique de la « seconde Rome », la ville qui fait peur à tant d’Occidentaux, il a les yeux rouges. Il traverse le hall de la gare, surpris par le brouhaha, et remarque les dizaines de familles de paysans assises sur leurs baluchons, occupées à bavarder et ne paraissant pas vraiment décidées à lever le camp. Et puis, en passant la grande porte, il est brusquement saisi par un froid intense. Il était prévu qu’il donne ses premières impressions au poste de Radio-Moscou le mardi suivant son arrivée, mais le rude climat moscovite a raison de lui : une mauvaise angine le cloue au lit dans sa chambre de l’hôtel Europa, et il est incapable de parler. A Cahors, on lit dans le Travail que pour son allocution radiophonique il a été remplacé par le rédacteur du poste, et que ce dernier a lu une lettre d’excuse. Pierre y joignait ses premières impressions - car le pire mal n’aurait pu retenir longtemps alité l’envoyé spécial de Cahors aux fêtes de Staline : elles étaient enthousiastes.

Que peut-il voir ? Depuis 1933, le « Tsar Rouge » a imposé un deuxième plan quinquennal, collectiviste, qui s’annonce comme une spectaculaire réussite. Fier comme un géorgien, Staline étale ses succès, montre en exemple le nouveau héros soviétique, l’ouvrier avaleur de charbon Alexei Stakhanov, mais reste méfiant. Avec sa délégation, Pierre visite l’URSS sous la surveillance - qu’il avouera beaucoup plus tard étroite et peu discrète - de la Guépéou, la police politique soviétique. On imagine de longs manteaux noirs qui battent les mollets et alourdissent les épaules d’hommes massifs et sombres, aux trousses d’un français enrhumé, méconnaissable sous son bonnet fourré, armé de son seul calepin et d’un crayon rendu frénétique par le grand spectacle d’un « monde en chantier ». Car tel est bien le nom de la série de reportages que le Travail publiera à sa une à partir de décembre 1934, et dans laquelle Pierre Bourthoumieux semble s’être donné tout entier à travers des commentaires précis et de vivants récits de ses rencontres, n’éludant aucune question épineuse, étudiant la situation point par point. Seuls deux chapitres de cette enquête touristico-politique sont parvenus jusqu’à nous dans leur intégralité, mais Pierre y est très présent, allègre et curieux, enthousiaste et sévère. Ces papiers sont déjà un intéressant point de vue sur l’expérience soviétique en marche, du moins sur ce que les autorités en veulent bien laisser voir aux Occidentaux, fussent-ils des amis. Et, comme Pierre s’en aperçoit et le montre dans ses « réflexions préliminaires » du 1er décembre, même des amis peuvent se trouver comme étrangers à un monde bouleversé.

« Nous nous faisons tous, d’après nos lectures, nos études personnelles, nos recherches dans les enquêtes d’hommes politiques, de voyageurs ou de journalistes, une idée plus ou moins juste de la Russie nouvelle. Je n’ai pas échappé à cette règle, indépendante de notre volonté.

J’ai emporté en URSS, comme tous les voyageurs, mon bagage d’idées préalables, et aussi, pour une part importante, de préjugés imposés contre mon gré, par l’éducation reçue.

On a beau vouloir s’enorgueillir d’être exempt de faiblesses de ce genre, ce n’est que fanfaronnade ou puérilité. Au premier contact avec la Russie nouvelle, c’est un déclenchement spontané de toutes les « valeurs bourgeoises » emportées malgré soi dans les bagages.

Si l’on veut comprendre quelque chose à la Révolution russe, il faut de toutes ses forces lutter contre ces préjugés, car c’est un caractère saillant de l’URSS de ne présenter que des valeurs inversées, et cela dans tous les domaines.

Sinon, l’URSS reste impénétrable, incompréhensive, indifférente.

(...) Mais s’il est utile d’étudier la Russie nouvelle en homme nouveau, il est tout aussi important de détruire certaines critiques ou calomnies qui, à force d’exagération, touchent au ridicule.

Un reproche assez commun sous la plume des écrivains bourgeois est celui des itinéraires montés à l’avance pour l’usage exclusif des touristes.

(...) C’est insensé et faux.

Insensé parce qu’il saute aux yeux qu’on ne fabrique pas des usines, des cités ouvrières, des parcs, des théâtres magnifiques pour le seul regard du voyageur.

Et il faudrait être d’une myopie avancée ou d’une passivité coupable pour se laisser imposer une semblable restriction, car quiconque parcourt une rue, entre dans une maison ou une entreprise, n’a qu’à ouvrir les yeux pour voir ce qui l’entoure sans qu’il soit possible de dissimuler la vie d’un pays comme on dissimule un objet.

Certes, force est, par ignorance de la langue, de s’en remettre à un interprète qui toujours est un camarade attentif à vos désirs.

Durant tout le temps que nous avons passé en URSS, on ne nous a jamais imposé un itinéraire mais au contraire, nous avons nous-même indiqué ce que nous voulions voir; et le plus souvent nous faisions valoir nos désirs au dernier moment, de sorte que nous arrivions à l’usine, à l’Armée Rouge, aux maisons d’éducation à l’improviste, sans qu’il soit possible à nos hôtes de nous dissimuler le vrai caractère de l’existence soviétique.

Tout ce que vous sollicitez vous est accordé. J’ai conscience d’avoir été pour ma part d’une exigence serrée, harcelant mon interprète de questions souvent indiscrètes et de désirs qu’on aurait jamais réalisés en France. J’ai arrêté des passants, j’ai interrogé au moment du repas dans un grand hôtel de Moscou les personnes qui mangeaient pour connaître leur condition sociale; j’ai visité des intérieurs ouvriers à l’heure du dîner, j’ai même sollicité une invitation à dîner. Enfin, j’ai dépassé, au delà de ce qui est permis en France, les limites imposées à un étranger.

« Imaginez une ville trop pleine et inachevée; une ville où les signes du passé n’ont pas encore cédé le pas aux forces d’avenir qui pourtant se développent à une vitesse vertigineuse. C’est Moscou. (…)

La foule moscovite, unique au monde, emplit les rues, les places, les avenues. Elle se groupe en paquets compacts devant les expositions révolutionnaires; en longues files patientes aux portes des cinémas, des théâtres, du mausolée de Lénine; elle déborde sur les plate-formes des tramways ou des trolleybus; elle charrie les mêmes types, vêtus à peu près de la même façon, sans recherche, mais confortablement, avec de temps à autres une carie de l’ancien régime qui persiste à s’incruster : un ivrogne, un mendiant, un vagabond.

Et elle tourne dans Moscou, cette foule innombrable et calme, depuis les premières lueurs du jour, jusqu’à une heure avancée de la nuit. Je m’abandonne à son courant (...)

A aucun moment je ne vois sur le visage de ceux qui composent cette foule une marque de souffrance ou de privations. Il s’en dégage au contraire une forte impression de confiance et de bonheur.

Je me garderai bien de vous demander d’en tirer un enseignement définitif. Nous trouverons plus tard des éléments plus substantiels, car je n’écarte pas cette double objection qui peut venir pour l’instant à votre esprit : un jugement basé seulement sur la mine est insuffisant et, de plus, il n’est pas impossible que la préparation des fêtes de l’anniversaire ait créé une joie factice. J’ai moi-même retenu cette objection que mon enquête ultérieure détruira entièrement. Mais qu’il me soit permis, en attendant, de penser aux ouvriers alignés à Paris ou en province devant les soupes populaires. Ne peut-on pas, sans interroger ces malheureux, juger sur leurs visages hâves de leur situation lamentable ? Et pour ce qui est de l’influence des fêtes sur cette joie de la foule moscovite, j’aurai l’occasion, quand la vie aura retrouvé son cours normal, de fortifier mon impression première. Nous avons pris contact avec Moscou la veille des fêtes du XVIIe anniversaire. Les rues, les places, les façades des théâtres et des locaux syndicaux ou politiques s’ornaient de décorations grandioses. C’était une illumination féerique mais inhabituelle car à l’ordinaire Moscou est insuffisamment éclairée. Jusqu’ici, les dirigeants révolutionnaires n’ont que très parcimonieusement distribué l’énergie électrique dont l’emploi était plus important pour alimenter l’industrie que pour l’éclairage des cités.

Mais nous sommes privilégiés à cette période de préparation intensive des plus grandes fêtes de l’URSS. Sur toutes les façades, des décorations au néon éclairent les effigies des constructeurs du Socialisme. Sur les bâtiments publics, des banderoles, des oriflammes, d’immenses étoiles sont pris dans les rayons des projecteurs. Devant l’Opéra de Moscou, dans un jardin, on a disposé des drapeaux d’égale grandeur sur lesquels se déversent des flots de lumière écarlate. Sur la façade d’un club de l’Armée rouge, ruisselante de feu, on a inscrit en lettres de néon l’appel désormais célèbre des travailleurs : Rot Front ( Front Rouge ). Le siège de l’Internationale Syndicale et celui du Parti communiste sont dévorés d’un incendie dans lequel se tordent les emblèmes et les effigies de Marx, Engels, Lénine et Staline. Et sur la Place Rouge, des équipes d’ouvriers mettent la dernière main aux préparatifs de la fête qui se déroulera le lendemain devant le Kremlin, dont le dôme supérieur projette dans la nuit le drapeau rouge vainqueur de l’aigle impérial. Je traverse la place pour descendre vers la Moskowa (...)

Moscou surprend par un ensemble de caractères qui font surgir une ville occidentale de vestiges orientaux. Ses bâtiments nouveaux, ses hôtels magnifiques dont le dernier encore inachevé sera l’un des plus luxueux du monde, ses cités ouvrières où les familles ont à leur disposition dans la maison même des clubs et des salles de spectacle, toutes ces constructions élevées en style moderne, droit, sans décoration, dominent l’ancien Moscou dont il ne restera bientôt que la légendaire église Saint-Basile transformée en musée, et le majestueux Kremlin, l’ancienne demeure des tsars, et présentement l’habitation des commissaires du peuple, de Kalinine et de Staline.

Les magasins eux-mêmes se transforment. L’ancienne boutique, basse et obscure, où s’entassait pêle-mêle la marchandise, ne sera plus bientôt qu’un souvenir. Je reviendrai du reste sur cette question dans un prochain article réservé au commerce soviétique. Nous y verrons le souci de transformation qu’apportent dans ce domaine comme dans tous ceux où s’exerce leur activité, les dirigeants de l’Union soviétique. Peu à peu apparaissent les étalages ingénieux qui font l’orgueil de nos grands boulevards. L’Etat s’emploie à les multiplier par un système de primes. J’en ai vu qui n’ont rien à envier aux nôtres. Ils sont rares, c’est vrai. Mais les beaux magasins, de jour en jour plus nombreux, auront bientôt remplacé les immondes boutiques du tsarisme et alors Moscou rivalisera avec toutes les autres capitales du monde.

Cette transformation constante qui s’observe à chaque pas fait du pays des Soviets, de ses villes, de sa capitale, un monde extrêmement mouvant dont on ne peut prévoir la limite extrême et qui, pour l’instant, surprend par ses audaces et sa rapidité d’exécution.

(…) Malgré tout, pour aussi grandioses que soient les cités ouvrières qui se comptent en grand nombre à Moscou et dont la construction continue à un rythme accéléré, elles n’effacent pas l’accent déplorable qu’engendrent ces manières de dortoirs désordonnés et crasseux. Doit-on s’en émouvoir et s’en indigner ?

Qu’on ne dissimule pas son émotion, surtout à la pensée que c’était, du temps des tzars, l’unique demeure des ouvriers, rien de plus naturel. Mais qu’on songe à s’en indigner comme l’ont fait de nombreux journalistes ou écrivains, c’est n’apporter aucune impartialité au jugement des choses.

Avec ce problème du logement s’est posé celui, tout aussi urgent, de la circulation.

Le Métro ? Nouvelle conquête de la Révolution; nouvelle preuve de l’ingéniosité des ingénieurs soviétiques et de l’héroïsme de ouvriers !

Il ne reste plus beaucoup de temps avant son inauguration. Le projet a donné lieu à d’énormes difficultés du fait de la composition spongieuse du sous-sol, dont il a fallu geler les nappes d’eau avant de construire les galeries. Mais sa construction a permis d’apprécier le dévouement des ouvriers soviétiques qui, bénévolement (sic), venaient, après leur travail, aider les équipes régulières sur les divers chantiers.

Quand, à la fin de cette première journée, je rentre à l’Hôtel Europa où logent les délégations, je mesure toute l’étendue de l’effort soviétique dans la transformation de la capitale de l’URSS. Du voisinage de l’ancien et du nouveau, il est permis au touriste de faire des rapprochements à l’avantage de la Révolution et, s’il reste encore beaucoup à faire, les premiers résultats permettent de faire confiance à ceux qui mènent la lutte. Il n’y a plus beaucoup d’années à courir avant que Moscou ne soit entièrement remis à neuf. Du Kremlin, formidable temple du Passé, s’étendent dans tous les sens des flèches du nouveau régime.

On élève et on abat simultanément. On ouvre des avenues sur l’emplacement des déchets tzaristes. On offre à l’esprit des spectacles et des clubs pourvus de bibliothèques et de salles d’étude; au corps de magnifiques parcs de repos et de sport. Moscou se transforme et croît. Ce pourrait être un monstre. Ce sera un géant de constitution irréprochable. »

 

...Jean de la Lune

photo (1).jpg (150723 octets)Le 14 décembre 1935, Le Travail titre : « UNE MANOEUVRE ODIEUSE », et laisse entendre que Pierre est victime d’un complot très transparent :« On chercherait en vain une excuse à nos adversaires. Pour aussi passionné que l’on soit dans la lutte, il faut tout de même savoir observer un minimum de loyauté. Bourthoumieux a été élu en mai dernier sur une liste ouvrière et après une campagne qui ne sortit jamais des limites de la courtoisie. (...) Déjà il avait, avec son camarade Lafage, obtenu d’heureux résultats. Les premiers mois de gestion municipale sont chargés de leurs initiatives. Toute l’action municipale était menée sans haine, mais avec une sûreté dont l’adversaire sentait le danger. Il vient, pour y parer, d’user d’une manœuvre odieuse dans sa destination, odieuse aussi dans ses intentions.

Par un arrêté préfectoral, notre camarade a été démissionné d’office.

Respect de la loi, direz-vous ?

Allons donc ! Mais si Bourthoumieux est aujourd’hui inéligible, il l’était aussi bien au lendemain de l’élection. Mais on a préféré attendre qu’il ne puisse pas se défendre, qu’il ne soit pas en mesure de riposter.

Cette manœuvre juge définitivement ses auteurs qui ne perdront rien pour attendre... »

La suite de l’article reproduit une interview de la « victime », recueillie peu après la publication de l’arrêté. La stupéfaction des premiers instants à laissé place à une certaine circonspection. Pesant ses mots, Pierre préfère prendre le temps de la réflexion avant de « charger » qui que ce soit. Il pense surtout à Lafage, le camarade communiste qu’il doit abandonner seul au milieu d’un conseil municipal dont l’hostilité grandit. Au passage, toutefois, une ou deux égratignures ne peuvent faire de mal.

« ... Je ne peux rien dire. Je n’ai même pas le droit de penser quoi que ce soit.

- Ils ont bien choisi leur moment pour accomplir leur petite saleté.

- Mon vieux, on ne fait les saletés que dans les coins. Des hommes loyaux m’auraient cherché quand j’étais libre et en mesure de riposter.

A ce moment, notre collaborateur eut un clignement d’œil significatif.

- Ce n’est que partie remise, ajouta-t-il.

- Vous aviez bien travaillé jusqu’ici avec Lafage ?

- Dans la mesure où il était possible d’agir contre une majorité qui ne se montrait pas toujours conciliante, nous avons cherché tous les moyens de servir notre ville. Tu peux dresser le compte de toutes les initiatives prises par ce conseil municipal. Sur dix, tu en trouveras huit qui viennent de nous. Si des enfants sont allés à Villesèque, au camp de vacances, c’est grâce à nous. Grâce à nous encore, l’école de St-Georges, la révision des listes d’assistance, le projet de lutte contre les taudis, la meilleure répartition des secours divers. Nous avons encore d’autres projets. En particulier, nous allions reprendre un projet de terrain de sport, qui aurait très peu coûté à la ville. Lafage, du reste, le défendra au conseil. Il est de taille à l’emporter.

- Tu dois quand même remporter quelques souvenirs de ton passage au conseil municipal ?

- Nous parlerons de cela plus tard. Pour l’instant, je tiens à déclarer tout de même qu’on y rencontre d’excellents collègues. On peut, sans se haïr, avoir des opinions différentes. Il y a, au conseil municipal, des hommes dignes de la confiance des électeurs, pourquoi ne pas le déclarer franchement. Mais en revanche, il y en a d’autres... Je m’empresse de dire qu’ils sont très bons garçons. En revanche, ils sont incolores. Ce qui les embête le plus à ceux-là, c’est qu’une opposition soit venue observer leur béatitude.

Je m’en vais. Mais ils gardent Lafarge. Et c’est tant mieux pour Cahors. C’est un devoir pour moi de faire connaître le travail énorme qu’accomplit Lafage. Je ne suis plus tenu maintenant de garder secrètes mes impressions des séances privées où Lafage livre au profit de la classe ouvrière une lutte acharnée. Ce n’est plus, je te l’assure, la politique du « lu et approuvé ». Lafage se charge de faire valoir les droits de la population.

Maintenant, ne m’en demande pas davantage. 

 

...Neuengamme

...Dormir n’est pas plus facile. Un estomac vide, un corps en manque sont autant d’aiguillons. Et puis souvent, en pleine nuit, on est brutalement réveillé par le hurlement des sirènes du camp. Alarm ! Voll alarm ! Alles raus ! La RAF intensifie ses raids et ses bombardements sur Hambourg, Dresde, Berlin, Hanovre. Watenstedt est en plein « Triangle de Feu ». Dans la pénombre trouée d’éclairs et de craquements terrifiants, pris d’une soudaine démence, un flux désordonné et grouillant, fait de milliers de résidus d’êtres humains, aveugles et trébuchants, qui se laissent diriger par les aboiements des meutes de kapos et de vorarbeiter, se précipite sous un grand bâtiment en briques dont les caves sont censés être des abris contre le feu des bombes. Le passage est si étroit que les gardiens y enfoncent la misérable foule avec les poings. Affolés, les damnés poussent des cris, s’insultent, s’écrasent, la joue des plus faibles raclant les murs humides de la descente. Au fond de la cave, tout le monde a les pieds dans vingt centimètres d’une eau gluante. Le souffle court, Pierre perdrait la raison s’il ne l’avait dure comme du fer.

Le 30 janvier 1945, Pierre Bourthoumieux est là depuis six mois, la température descend de vingt degrés en dessous de zéro. C’est aussi le douzième anniversaire de la prise du pouvoir par Hitler, et les Allemands ont décidé de marquer l’évènement de façon spectaculaire. Pierre et ses compagnons, pauvres créatures à qui leurs géôliers n’ont plus rien laissé d’humain depuis des mois - ni dignité, ni vrais vêtements -, subissent donc un appel de six heures, sous une pluie glaciale. Le froid saisit le corps par les pieds, remonte les jambes, le dos, mord les mains qui doivent absolument rester hors des poches si on veut s’éviter une bastonnade. Et pour les corrections, c’est vrai, les motifs ne manquent pas. Pierre roule un peu ses épaules l’une contre l’autre mais s’interrompt dès qu’un gardien passe près de lui pour l’inspection, car il sait que les SS traquent les « tricheurs », ceux qui ont réussi à dissimuler un tricot ou une chemise supplémentaire, et qui seront punis de vingt-cinq coups de schlague. Dans la clarté aveuglante des projecteurs, il est transpercé tout autant par la pluie que par les vociférations des nazis, et les hurlements de ceux qu’on frappe et qui s’évanouissent au bout de huit ou neuf coups, de ceux aussi qui meurent sous les balles en tentant de s’enfuir, pris d’une soudaine et irrépressible crise de nerfs. Dans les moments de calme, où rien ne perturbe le lourd silence de cette étrange célébration sinon quelques crissements de bottes sur la croûte dure et gelée du sol, cela n’est toujours pas la paix. Pierre a le regard braqué droit devant lui ; s’il parvient à y garder vive une flamme impérieuse, ses membres et ses organes ne sont que bois mort. Et, à l’instant, il ne voit que la mauvaise buée qui sort de sa bouche. Déjà ses poumons le font souffrir et lui arrachent des toux abominables.

Parmi les compagnons de captivité de l’ancien tribun, seuls l’artisan toulousain Jean-Germain « Petit-Jean » Petit, Roger-Félix « Maurice » Jacquier - ex-directeur technique chez Remington - et l’ancien député Aubry vivront assez longtemps pour témoigner de ses derniers instants. Dans le courant du mois de mars 1945, Aubry voit Pierre Bourthoumieux une dernière fois. Il est hospitalisé au bloc 2 de repos. Dans une lettre qu’il adressera à Henri Xatard le 26 aôut suivant, peu de temps après sa libération, Aubry se voudra rassurant sur l’état de santé d’un homme qui était devenu son ami, mais qu’il avait perdu de vue dans le chaos des derniers jours du camp : « il avait la poitrine atteinte. Mais les bons soins et les attentions du Dr Boucher avaient bien amélioré son état. » Avant d’être arrêtés par la Gestapo en 1943, Petit et Jacquier occupaient des fonctions de première importance dans la Résistance toulousaine. Jacquier, membre du CAS, avait été chargé de l’organisation des sabotages de Toulouse-ouest par les groupes Vény ; Petit avait tenu Vérité, il était membre du comité directeur de Combat en zone sud et sa maison de Toulouse servait de poste de commandement au mouvement. Au camp, ils sont sans neuengamme3.gif (104506 octets)doute les derniers à se préoccuper de Pierre. Leur dernier souvenir, tel qu’ils l’avoueront à Adrienne lorsqu’elle les retrouvera bien plus tard, à Toulouse, date du printemps 1945. Il est celui d’un homme agonisant qui articulait péniblement : «  On a plus que la peau et les os, mais l’important, c’est que la tête tient le coup. »

Et, alors que l’armée allemande était en déroute dans l’Europe entière, celui qui laboura les terrains de rugby comme un taureau traînait sa carcasse décharnée en queue d’un peloton de travail, enfoncé dans la neige jusqu’aux genoux, rongé par une sévère pneumonie. Il ne pesait plus que 38 Kg.

 

...une immense frayeur

 

...« Je voudrais, mon père, te faire part de mon émoi et de ma révolte. Et je voudrais, ce faisant, n’être ni injuste, ni irrespectueux.

J’ai pourtant beaucoup à te dire, beaucoup même à reprocher à l’ancien combattant et au citoyen dont je vais bientôt assurer la relève. Je dois donc te parler franchement.

Me voilà à l’âge d’homme. Soucis, responsabilités, pèsent sur mes épaules, allégeant d’autant les tiennes. Tu respires à l’instant même où je commence à prendre peine. Tu crois que c’est humainement logique ? A mon avis, c’est ignoble. Oui, il est ignoble qu’à chaque relai, la génération qui arrive ait, en plus de ses soucis, à subir l’hypothèque du passé.

Tu as fait la guerre; tu as, en républicain fervent, servi fidèlement la démocratie; tu as souffert, peiné dans l’accomplissement de ta tâche quotidienne. Je te succède.

La guerre monte à l’horizon, plus monstrueuse qu’autrefois. La République n’est plus qu’une dépouille dont nous défendons les restes à des aventuriers galonnés, décorés, considérés. Les charges fiscales alourdissent de plus en plus nos maigres budgets. Nous crevons de misère aux portes de l’abondance. Siècle de la Mécanique, de la Lumière, de la TSF ! Siècle du chômage, de l’obscurantisme, de l’égoïsme. Les vaccins et les sérums ont été dépassés, à la découverte des microbes, par les obus à bacilles. Les éléments naturels qu’il faut craindre ne sont plus la foudre, l’eau ou le feu, mais les ambitions de quelques pauvres lâches, alliés à la veulerie de tous les autres.

Dois-je mon avenir à un insensé ou à un timide ? Après avoir sacrifié quatre années de ta vie à la sottise ou à la cruauté d’une poignée de politiciens sans vergogne, qu’as-tu fait pour que semblable aventure ne se renouvelle ni pour toi, ni pour les tiens ? Quand les balles n’ont plus sifflé à tes oreilles, et que la lueur des attaques n’a plus brillé, tu n’as plus rien vu, ni entendu. Beaucoup de tes semblables y ont laissé leur peau. Tu en rapportes la tienne, mais vidée du cerveau. D’habiles discours t’ont rassuré sur tes droits sacrés sur la Nation. Les paroles t’ont dispensé des actes. Et tout ce que la science possède de puissance créatrice fut offert à la préparation de la Mort. Tu as survécu pour qu’un jour ton fils soit mutilé ou tué, plus proprement que ses ancêtres. Tu as acclamé la paix sans clamer ta volonté de la bâtir. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, ton fils va payer ton étonnante confiance en des hommes ou un régime qui, après avoir roulé sur lui-même, s’apprête à continuer sur mon dos. En somme, j’ai grandi, comme mes frères, sous le signe de la duperie.

Ah ! Les belles tirades que je récitais sous la lampe ! « Le bien mal acquis ne profite jamais ». Et quand la vie m’eut absorbé, je ne vis que gredins, maîtres-chanteurs, détrousseurs de l’Épargne aux postes d’honneur. La leçon m’avait appris Pasteur; la vie m’offrit Stavisky et Marthe Hanau! Elle m’apprit Travail; la vie m’offrit, à ce prix  :  Misère ! Elle me glorifia  l’Ordre, la Justice, la Vertu civique. Et la vie a répondu : Chiappe, Raoul Péret,  Joseph Caillaux ! ! Le bien mal acquis ne profite jamais ? Quel immonde mensonge ! Mais il engraisse, il plastronne, il écrase !

Que puis-je conserver de ta société, de ta morale ? Rien ! Par ton incroyable aveuglement me voilà contraint à gâcher ma vie, quand une sage politique m’eût permis de jouir des biens dont la science nous comble.

J’arrive révolté à cause de ta résignation. Si tu avais accepté ta part de lutte, j’aurais pu la terminer au bénéfice de nos enfants. Ne m’en veuille pas de t’avoir tenu ces propos. Tu as combattu pour rien. A mon tour de combattre, pour quelque chose. L’exemple de ton échec me guidera.

La vie est belle ! Mais puisqu’il reste à la conquérir, par amour pour toi, par respect pour mes enfants, par souci de dignité, j’accepte la mission que tu n’as pas remplie.

Pour copie conforme. »

© Greg Lamazères / éditions l’Harmattan 2000

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